Elle se repose à coté maintenant. Elle s'est endormie paisiblement devant un vieux film d'Audrey Hepburn, ses préférés. J'entends sa respiration régulière et légère et c'est bon. J'ai toujours des flashes, des images qui me viennent, de celles qui vous empêchent de dormir la nuit, qui vous hantent quand vous laissez votre esprit vagabonder dans la mauvaise direction et qui vous envoient un long frisson glacé le long de la colonne, vous creusent l'estomac, vous bouffent la vie. Ces images, j'en ai honte, ne sont pas de guerre ou de famine, il n'y a pas d'enfants qui meurent dans ma tête... Il n'y a qu'elle. Elle est là, gisant sur le sol, immobile, une petite goutte de sang perle au coin de ses lèvres, une petite flaque rouge s'est déjà formée sur le trottoir et mon cœur n'en finit pas de s'arrêter.
Ma chérie, mon amour, ma vie... ma Geinor a eu un accident ce week-end.
Il y a des choses que je comprends mieux maintenant, la plupart sont des expressions littéraires comme la peur au ventre ou les tripes nouées, d'autre sont plus difficiles à expliquer... des certitudes qui d'un coup deviennent plus claires encore, comme : tiens ?... Je ne pourrais pas lui survivre.
J'ai vécu la minute la plus atroce de ma vie, suivie des dix plus intolérables.
Quand je me retourne pour la voir, là, par terre, inerte, presque à mes pieds, la prise de conscience est presque immédiate, je n'ai pas le temps d'en rire que mon esprit enregistre déjà les détails qui clochent, un bras à l'angle un peu curieux, une pâleur soudaine, mais putain pourquoi elle bouge pas, et puis bien sûr le sang ; le sang qui lui envahit la bouche, qui lui coule du nez goutte à goutte, mais putain de bordel de dieu pourquoi elle bouge pas ; ma rétine ne voit plus que du rouge, cette horrible couleur visqueuse qui n'a rien à faire là. J'en sens même le goût métallique dans ma bouche. Le temps s'arrête. Tout devient d'une précision de fer chauffé à blanc marquant ma mémoire de la brûlure de l'angoisse la plus profonde qui soit. Tout devient d'une confusion de chaos originel, dans un grand flou qui n'a rien d'artistique, elle éclabousse les détails trop nets. Ce grand crétin qui lui a fait un croche-patte comme ça, pour de rire, de quelle couleur était son t-shirt ?...Jaune ? Vert ?... Le cri de mouette perçant le silence soudain, déchirant mon âme, je pourrais l'oublier un jour ? Pourquoi il ferme pas sa gueule cet oiseau de merde, en bas, il y a mon monde qui s'écroule.
Tout le monde se précipite, personne ne parle à part le crétin qui balbutie d'inintelligibles excuses du genre : mais c'était pour rigoler... J'arrive même pas à lui en vouloir à l'imbécile, elle est vivante et j'avais cru la perdre, je me fous de lui, il ne m'est rien...et sur le moment il n'est qu'un satellite éloigné dans ma réalité. Elle n'a aucune réaction... oh mon dieu. Mes notions de secourisme s'envolent, je me vide de l'intérieur, mes yeux débordent. Elle a la bouche ouverte, il y a maintenant du sang partout, ses yeux sont ouverts aussi, vitreux, absents...elle n'est plus là. Elle a le visage de la mort. J'en peux plus de pleurer, une énorme boule va me faire exploser la gorge. Qu'il est horrible cet égoïsme obscène et incontrôlable des grands moment de peines. Je ne veux pas vivre sans toi.
Mon dieu non ne me laisse pas tout seul. Reste avec moi, moi, MOI...
On dit toujours une vague de panique... C'est stupide. Un raz-de-marée de panique me submerge, je tremble, mon ventre n'est plus qu'une énorme crampe, je suis un torrent de larmes. J'entends vaguement que quelqu'un a appelé un ambulance, je crois... Je caresse ses cheveux en lui tenant la tête, quelqu'un essaye de me calmer, il s'occupe d'elle aussi, il me dit que ça va aller, trois mots imbéciles qu'on répète toujours dans ces cas là, c'est creux, tout est creux sans elle... Je ne sais même pas si elle respire ? Je ne respire plus. Je ne sais pas si son cœur bat ? Le mien s'est arrêté. Dix minutes insoutenables. Nous lui parlons sans arrêt. Dix minutes interminables...
Ses yeux se ferment puis s'ouvrent lentement. Après un petit moment elle revient un peu à elle, elle dit son nom, prononce le mien. Une colline de soulagement manque de me broyer de bonheur. Rien ne peut plus stopper mes larmes. Et enfin l'ambulance arrive. Elle marche jusqu'à la portière, je la soutiens. À l'hôpital ils me font attendre dans un salle anonyme où les sièges fatigués n'ont probablement jamais connu de jours meilleurs, juste le temps qu'ils l'examinent, j'étouffe d'appréhension. Nous remplissons les quelques formulaires obligatoires communs à tous les hôpitaux du monde et après 2-3 heures je la conduis chez sa mère, à deux pas de chez nous. Elle est toujours sous le choc, il faut que nous la surveillons pendant les deux prochains jours, en cas de traumatisme, mais à part ça, ça va. Je suis toujours sous le choc, ça durera plus de deux jours je crois, mais à part ça, ça va. Elle est vivante.
En organisant notre mariage, nous recontactons plein d'amis plus ou moins perdus de vue, ça faisait trois jours que l'une d'elle essayait de nous joindre. Je profite donc que Geinor dorme un peu devant le feu de cheminée pour l'appeler sur son portable. Elle est comédienne, a beaucoup de talent, a mon âge et je l'aime beaucoup.
« - Coucou ma chérie.
- Oh Jeffw !! Alors ça va au pays des galeux ?
- Ben, ça pourrait aller mieux. Geinor vient d'avoir un accident, nous revenons juste de l'hôpital. J'ai vraiment eu très peur...
- Merde... Rien de grave ?
- Non non, ça devrait aller.
- Mais alors personne t'as dit ?...
- Non, quoi ? »
Et là elle me dit qu'il y a un an, jour pour jour, le vingt Mai, son chéri à elle, l'homme de sa vie, a eu un grave accident de voiture... J'en reste sans voix.
Maxime est mort un premier Juin. Pourtant, il faisait beau ce jour là.
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