Il y a peu, un énergumène, répondant au doux nom de Dandy Kain, débarquait sur un forum que j'aime à fréquenter. Un jeune homme, que, sans que je ne m'explique trop pourquoi, je pris instantanément en grippe... du genre aviaire, voire porcine. Il me provoquait une sorte d'urticaire littéraire (il me filait des boutons), un daltonisme allergique (je voyais rouge).
Il faut dire que notre nouvel ami était du genre prétentieux pédant à l'inculture crasse, qui ne venait sur des fora littéraires que pour y recaser ses œuvres mort-nées, faisant montre d'une arrogance rare et d'un mépris grossier pour les règles des susdits fora et de l'opinion de quiconque. Car il faut bien comprendre qu'il se considérait comme un Auteur, le Monsieur ; par conséquent, tout ce qu'il faisait était bon, et tout ce que faisaient ou disaient les autres, était de la merde.
Il nous assénait son cocktail de roman d'aventure et de polar à la banalité de débardeur au mois d'aout, à grands coups d'ignominieuses vomissures de clavier. Un genre dont il s'autoproclamait un expert, ayant au moins déjà lu trois livres (enfin... il était à mi-lecture du troisième, mais, de son propre aveu, il ne lisait pas depuis longtemps...).
Et d'un coup d'un seul, je me suis senti investi d'une mission : j'allais lui montrer comment on faisait !
J'allais lui monter comment écrire, j'allais le battre sur son propre terrain ; et surtout, ne pas être trop subtil dans la démonstration, le garçon ne reconnaîtrait pas le sarcasme si celui-ci venait le gifler à grands coups de dictionnaire.
J'allais lui montrer moi !
Après une douche froide, je me suis bien sûr rendu compte de la présomption de mon attitude.
Je n'avais, à priori, moi non plus, aucune idée de comment ça se faisait le polar d'aventure macho...
Mais bon, j'avais l'idée, alors je me suis lancé.
Et je me suis même beaucoup amusé... j'en oubliais Kaine.
Ma nouvelle flagellatrice et pamphlétaire tournait à la plaisanterie pas bien méchante et au clin d'œil gentil, mais je m'en foutais, j'écrivais de la merde et j'en exultais !
J'étais guéri ! Libéré !!
Voici donc le résultat :
Le Heli's Bar !... Il avait suffit d'une faute sur une enseigne payée au rabais et le nom était resté. Le proprio était instantanément devenu Jake 'Heli' McCunning et l'artiste n'avait jamais peint une autre enseigne... pas avec le nombre de main qu'il lui restait. Faut avouer qu'à défaut de charme, le bar avait une réputation, au-delà de bonne ou mauvaise. C'était le genre d'endroit où on aimait pas les questions ni ceux qui les posaient ; on ne demandait même pas ce qu'il y avait dans les burgers... Et si on ressortait souvent avec du sang sur ses pompes, fallait juste être content que ce n'était pas le sien et d'être encore debout.
Jay entra dans le bouge d'une démarche assurée, comme toujours. Sa silhouette élancée se découpa à peine deux secondes dans l'encadrement de la porte et le soleil encore haut du désert du Nevada. Alors qu'il s'approchait du bar, on pouvait voir sa musculature sèche jouer sous son T-shirt noir, ses biceps tirant sur les coutures de sa veste en cuir. Ses jeans serrés ne laissaient rien à l'imagination non plus, noirs et usés, les intempéries et le soleil leur ayant donné l'apparence et la texture d'une seconde peau. Les rares femelles du lieu, rivèrent leurs yeux sur lui, captivées par son magnétisme animal, sa sensualité brute. Elles pouvaient toutes reconnaître un vrai mâle quand elles en voyaient un et il n'y avait pas plus mâle que Jay.
La salle était déjà peuplée des sales gueules habituelles. Quelque part, un Juke-box braillait les accords de l'original de Highway to Hell (1979, du temps où Bon Scott ne s'était pas encore noyé dans l'alcool...). « De circonstance... », pensa Jay brièvement, un sourire mauvais aux lèvres. Il s'accouda au comptoir, tous ses gestes calculés, avec une précision de combattant, de machine bien huilée... du genre contondante.
Jay trouva le barman sous les néons bariolés qui couvraient le mur du fond. Une nouvelle tête qui se fondait dans le décor. Un physique de barrique, qu'un vieux T-shirt Harley bouffé aux mites avait du mal à couvrir, et des bras couverts de tatouages, apparemment faits par un gamin qui ne savait pas encore colorier dans les lignes. Sa barbe aurait fait chialer un Wookie et il lui manquait deux doigts à la main gauche... - « Dettes de jeu... ou mécanicien très maladroit. », se dit Jay.
- « Whisky, pur malt. », grogna-t-il.
- « Et laisse la bouteille. » ajouta-t-il en lâchant un billet de 100 plié en deux dans le sens de la longueur entre les flaques de bière du comptoir.
Le barman s'exécuta sans un mot.
La brûlure de la première gorgée d'alcool commença tout de suite à dissoudre la poussière du voyage dans sa gorge sèche.
Il tournait le dos à la salle, contrairement à son habitude, ses ennemis étant plutôt du genre à arriver par derrière. Mais ici, le grand miroir crasseux au dessus du bar lui donnait une bonne vue du reste de la salle. Son reflet lui renvoyait son regard perçant bleu acier, son visage carré et tanné par une vie de baroude. Il pourrait probablement faire avec un bon rasage.
- « La gueule que Marlon Brando aurait voulu avoir... » plaisanta Jay, pour lui-même, quand, il le vit... Caïn.
L'imbécile n'avait même pas essayé de se cacher. Il était assis en plein milieu, sous la lumière, de trois-quart par rapport à Jay, pour faire face à la porte. Il avait dû louper l'entrée de Jay, occupé à s'allumer une de ses cigarettes bon marché... Sale habitude, fumer. Il buvait une bière européenne de base ; il avait toujours pensé que ça faisait classe.
Caïn. Brute par habitude et sadique par goût. Caïn, tueur de métier.
- « Du fameux duo comique Abdel et Caïn... », murmura Jay, ne le quittant pas des yeux.
Il y a longtemps, un petit boss mafieux – qu'il repose avec les crabes – avait trouvé malin de les associer. Abdel Benkhalem, un algérien favorisant les techniques orientales et les lames de scalpel, et cette jeune armoire à glace sans nom ; c'était il y a plus de17 ans. On avait rapidement commencé à les surnommer Abdel et Caïn, ça faisait marrer, mais jamais très longtemps en leur présence. Et lui, il avait juste accepté son nouveau surnom, sans comprendre et sans broncher. La dernière fois que Jay avait croisé Abdel, il s'était assuré que ses putains de scalpels seraient la dernière chose qu'il verrait, de très près... Si Caïn avait une quelconque rancune pour la mort de son partenaire, il avait été assez professionnel pour ne pas la montrer et si il était là pour lui ce soir, c'est que Jay avait un contrat sur sa tête. Mais qui ?
Les frères Chianti¹ ? Alvarez et son gang ? Ou même ce bon vieux Nic, en dernier cadeau posthume ?
Jay pouvait voir le renflement du blouson de Caïn, indiquant la présence de son éternel Beretta 92F, souvenir de l'armée. Il devait aussi avoir son stupide couteau Rambo à la cheville, complet avec boussole et allumettes. Ça faisait toujours rire, jusqu'à ce qu'on réalise qu'il s'agissait quand même d'une lame en acier de 23cm que ce maniaque gardait suffisamment aiguisée pour pouvoir couper un cheveux en deux, dans le sens de la longueur...
Soudain, Caïn tourna la tête.
Dés que leur regard se croisent tout va très vite. D'un geste vif Jay lance la bouteille de whisky avec précision et semble partir à sa poursuite. Caïn est obligé de lever la main qui se dirigeait déjà vers son arme pour se protéger le visage. Le projectile explose sur son avant-bras. Cette manœuvre est suffisante pour que Jay couvre les cinq mètres qui les séparaient. D'un seul mouvement, il retourne la table et s'empare du cendrier en verre, qu'il fracasse sur la face du tueur. Profitant de sa surprise, Jay lui agrippe le bras droit, toujours à demi-levé, et le lui coince violemment derrière la nuque, lui écrasant la trachée avec son propre biceps. Il y a un bref moment de statu quo alors que la brute commence à s'asphyxier lentement, le genou de Jay sur sa poitrine ne l'aidant pas du tout. Avec la rapidité du cobra, la main gauche de Jay intercepte celle de Caïn qui tentait d'atteindre le fourreau à sa cheville. Une brève torsion du poignée est accueillie par un craquement satisfaisant. Caïn ne peut retenir un grognement, alors que la douleur déforme son visage. Une forte poussée vers le bas finie le mouvement, faisant passer le couteau au travers de son fourreau et de la botte pourtant épaisse de Caïn, clouant son pied gauche au plancher sales...
Maintenant sa poigne d'acier, Jay lui demanda à l'oreille :
- « Qui t'envoie ? »
Ses yeux à demi révulsés dans son visage bouffi déjà violet, Caïn réussit quand même à cracher dans un sourire :
- « J'ai vu de la lumière...
- Pas d'chance. C'est l'extinction des feux. », prononça Jay, comme une sentence et raffermissant sa prise.
Quand il entendit le déclic d'un fusil de chasse qu'on armait, Jay réagit en un dixième de seconde, son instinct de survie légendaire prenant le relais, et il fit une volte au-dessus de Caïn tout en lui prenant son arme. La chevrotine s'écrasa sur la poitrine de Caïn dans un bruit flasque et humide de viande froide. Il ne respirait déjà plus. À couvert derrière le cadavre massif de son adversaire, il suffit d'un seul coup à Jay pour abattre le barman, d'une balle de 9mm en plein milieu du front. Après un instant d'hésitation, il s'écroula comme 130kg de cuir mouillé derrière son comptoir.
Jay devait retourner en ville.
Il pouvait laisser les choses en l'état. Les clients du Heli's n'aimaient pas qu'on change leurs habitudes surtout pas les forces de l'ordre. Quelques heures plus tard, les corps se retrouveraient loin dans le désert où même les vautours n'attireront pas l'attention ou sous 50 tonnes de roche à la carrière locale. Il espérait seulement que quelqu'un penserait à nettoyer le sang et le mélange cervelle-os du miroir...
Il avait un paquet de questions qui avait besoin d'un paquet de réponses.
Juste après avoir démarré sa moto d'un coup de pied puissant, il eut une dernière pensée pour Caïn, dans le ronronnement de son fidèle V-twin...
- « Je me demande quel était son nom ?... »
Il mit les gaz et l'engin s'élança vers le soleil couchant, sur la route poussiéreuse.
- « Didier. Il avait une tête à s'appeler Didier. »
The End
¹ Alfonso et Federico Giacometti, deux baronnets de la drogue qui avaient fait passer l'entreprise viticole de papa dans l'import-export, spécialisé héroïne/cocaïne. À coups de 100g par bouteille, l'osier et le vin rendant les sachets invisibles et indétectables, même pour les chiens, ça vous faisait quand même la caisse à plus d'un kilo de dope pure. Lors de leur dernier deal, Jay était parti plus riche d'une mallette de biftons et les frangins étaient restés avec trois entrepôts en flamme. Ce sont des choses qui fâchent.
Ah merdasse, j'm'ai gouré de case pour le commentaire: le clampin "inconnu" en train de retourner la baraque pour se trouver une loupe afin de décrypter tes pattes de mouche de bas de page, c'était moi...
RépondreSupprimerL'histoire est géniale! Le ton surtout!
RépondreSupprimerBravo!
C'est celle que je prefere ... je veux le roman de 300 pages. Allez hop, au boulot!
RépondreSupprimerCharlie
Ouais, on s'y croirait ! Manque plus que la musique d'Ennio Moricone !
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